Lexique raisonné de l’arabe littéral
Cet ouvrage tente de comprendre les principes de l’évolution
sémantique du lexique arabe moderne. En opérant un classement méthodique des
mots et expressions selon des axes thématiques et des champs lexicaux, combiné
à une analyse étymologique de certains vocables, deux mécanismes cognitifs
majeurs se dégagent :
D’une part, nous notons la détribalisation des strates
auxquels puisent les signifiés des mots, utilisés dans les domaines modernes.
Parlé par les tribus de la Péninsule arabique il y a de cela plus de deux mille
ans, l’arabe archaïque était dépositaire d’une constellation de notions, objets
et gestes liés au nomadisme, à l’univers mental et axiologique des Bédouins
ainsi que de leur vision de la vie et de la mort. Progressivement, ces mots se
sont émancipés des connotations et images tribales légués par le cadre
anthropologique érigé sur les violentes batailles, la primauté du Verbe et la
splendeur du désert infini. Ces strates se sont toutefois fissurées au fil des
siècles ; ces mêmes mots désignent aujourd’hui des notions libérées du joug
qu’impose la vie dans le désert.
D’autre part, nous notons la sécularisation massive qui a
pour conséquence d’émonder le lexique de l’empreinte des connotations
religieuses et sacrées. Avec l’avènement de l’Islam, des centaines de mots ont
surgi ; d’autres ont été enrichis de sens nouveaux, véhicules des idéaux moraux
intrinsèques à cette religion, sa logosphère, ses règles juridiques et son
imaginaire eschatologique. Au fil des dernières décennies, ces connotations ont
été supplantées par un univers terminologique plus séculier, où les mots ne
font plus affleurer les images naguères révérées.
Pour que ces deux principes soient devenus effectifs,
l’avènement du XIXe siècle s’est avéré crucial ; il constitue l’un des
tournants les plus décisifs de l’évolution sémantique du lexique arabe. Le
vieux monde, érigé sur l’aridité du nomadisme et la transcendance de l’Islam,
s’étiole à cette époque face au phénomène de la mondialisation. Sur leurs
décombres, jaillissent des milliers de sens, néologismes, terminologies fines
qui exhument les mots inusités, les investissent de sens inédits ou
inversement, frappent définitivement de caducité les termes, désormais
sibyllins, appartenant à des ères légendaires qui se dérobent à toute
entreprise de vérification historique.
Les mutations accélérées qui ont secoué le XXe siècle des
Arabes ont généré un impact plus violent et plus tangible encore. Les
révolutions économiques, politiques et, récemment, technologiques ont renforcé
ces deux principes de sécularisation et de détribalisation, favorisant ainsi un
lexique, épuré, dont la capacité de signifiance renouvelée est des plus
efficaces. Dorénavant, les mots ont le plein pouvoir de désigner des référents
précis, sans que d’autres connotations les affublant n’altèrent le processus de
désignation.
Les acteurs de ce dynamisme sémantique sont multiples,
incoordonnés et parfois en concurrence. N’ayant cessé d’évoluer, la presse
arabe fournit, depuis maintenant un siècle et demi, l’essentiel du trésor
terminologique qui façonne aujourd’hui les principales sphères de la vie
(Politique, Économie, Société, Armée, Culture, Droit, Diplomatie, Sentiment…).
Subversive et résistante, la littérature romancière contemporaine a assumé un
rôle prépondérant dans l’enrichissement du vocabulaire, son assouplissement et
sa diffusion. L’édification des États-nations sur la dépouille de l’Empire
ottoman, les discours idéologiques qui la soutiennent et l’effervescence des
mouvements et idées politiques ont également contribué à ce paysage lexical
qui, autant châtié que nuancé, désigne tous les éléments matériels et
notionnels de l’aventure des peuples Arabes à travers le monde.
Omniprésent, l’Occident est enfin l’acteur occulte de ce
dynamisme. Depuis l’expédition de Napoléon en Egypte en 1798, cet Autre n’a eu
de cesse de noyer les Arabes dans les interminables produits, matériels et
idéels, pour lesquels ils devaient forger des noms.
Les procédés de ce dynamisme sont multiples et
incoordonnées. Tous les instruments linguistiques ont été expérimentés :
dérivation, traduction, paraphrase, adjectivation, métaphorisation, néologisme,
translittération phonétique qui, à l’instar de tant d’autres principes,
concourent à pallier les vertigineux déficits lexicaux. Des significations
désuètes ont été exhumées, d’autres, en voie de disparition, préservées et des
néologismes créés : le tout avec une persévérance sans faille !
Néanmoins, nous nous interrogeons sur le degré de fréquence
de ces centaines de termes, notamment compte tenu du regain trompeur des
dialectes. Pour autant, nul ne niera que ces termes fournissent aujourd’hui la
grille sémantique par laquelle les Arabes découpent le monde et s’expriment sur
les thèmes de la vie quotidienne. Tandis qu’ils sont confrontés aux moments les
plus noirs de leur histoire contemporaine (guerres, révolutions,
affrontements), face aux nouvelles structures productives ou, seuls dans les
cercles privés, ce sont souvent des termes littéraux que les Arabes emploient
spontanément.
Nous avons composé cet ouvrage dans le seul but de
comprendre l’aventure d’une langue qui affronte le monde avec ses ressources
lexicales, ses références métonymiques et ses constructions syntaxiques. Nous
pensons qu’elle a très bien su s’adapter. Si les lecteurs pouvaient en tirer un
quelconque profit pédagogique ou culturel, ce serait pour nous une
justification de l’entreprise qui a été la nôtre. Des siècles durant, elle
était, et est encore, une langue d’adab qui nourrit les esprits et reconstruit
le monde grâce à son adaptabilité étonnante.
KHALFALLAH Nejmeddine
Paris, 28 février 2012.