lundi 9 septembre 2013

Lexique raisonné de l’arabe littéral



Lexique raisonné de l’arabe littéral


Cet ouvrage tente de comprendre les principes de l’évolution sémantique du lexique arabe moderne. En opérant un classement méthodique des mots et expressions selon des axes thématiques et des champs lexicaux, combiné à une analyse étymologique de certains vocables, deux mécanismes cognitifs majeurs se dégagent :

D’une part, nous notons la détribalisation des strates auxquels puisent les signifiés des mots, utilisés dans les domaines modernes. Parlé par les tribus de la Péninsule arabique il y a de cela plus de deux mille ans, l’arabe archaïque était dépositaire d’une constellation de notions, objets et gestes liés au nomadisme, à l’univers mental et axiologique des Bédouins ainsi que de leur vision de la vie et de la mort. Progressivement, ces mots se sont émancipés des connotations et images tribales légués par le cadre anthropologique érigé sur les violentes batailles, la primauté du Verbe et la splendeur du désert infini. Ces strates se sont toutefois fissurées au fil des siècles ; ces mêmes mots désignent aujourd’hui des notions libérées du joug qu’impose la vie dans le désert.

D’autre part, nous notons la sécularisation massive qui a pour conséquence d’émonder le lexique de l’empreinte des connotations religieuses et sacrées. Avec l’avènement de l’Islam, des centaines de mots ont surgi ; d’autres ont été enrichis de sens nouveaux, véhicules des idéaux moraux intrinsèques à cette religion, sa logosphère, ses règles juridiques et son imaginaire eschatologique. Au fil des dernières décennies, ces connotations ont été supplantées par un univers terminologique plus séculier, où les mots ne font plus affleurer les images naguères révérées.

Pour que ces deux principes soient devenus effectifs, l’avènement du XIXe siècle s’est avéré crucial ; il constitue l’un des tournants les plus décisifs de l’évolution sémantique du lexique arabe. Le vieux monde, érigé sur l’aridité du nomadisme et la transcendance de l’Islam, s’étiole à cette époque face au phénomène de la mondialisation. Sur leurs décombres, jaillissent des milliers de sens, néologismes, terminologies fines qui exhument les mots inusités, les investissent de sens inédits ou inversement, frappent définitivement de caducité les termes, désormais sibyllins, appartenant à des ères légendaires qui se dérobent à toute entreprise de vérification historique.

Les mutations accélérées qui ont secoué le XXe siècle des Arabes ont généré un impact plus violent et plus tangible encore. Les révolutions économiques, politiques et, récemment, technologiques ont renforcé ces deux principes de sécularisation et de détribalisation, favorisant ainsi un lexique, épuré, dont la capacité de signifiance renouvelée est des plus efficaces. Dorénavant, les mots ont le plein pouvoir de désigner des référents précis, sans que d’autres connotations les affublant n’altèrent le processus de désignation.

Les acteurs de ce dynamisme sémantique sont multiples, incoordonnés et parfois en concurrence. N’ayant cessé d’évoluer, la presse arabe fournit, depuis maintenant un siècle et demi, l’essentiel du trésor terminologique qui façonne aujourd’hui les principales sphères de la vie (Politique, Économie, Société, Armée, Culture, Droit, Diplomatie, Sentiment…). Subversive et résistante, la littérature romancière contemporaine a assumé un rôle prépondérant dans l’enrichissement du vocabulaire, son assouplissement et sa diffusion. L’édification des États-nations sur la dépouille de l’Empire ottoman, les discours idéologiques qui la soutiennent et l’effervescence des mouvements et idées politiques ont également contribué à ce paysage lexical qui, autant châtié que nuancé, désigne tous les éléments matériels et notionnels de l’aventure des peuples Arabes à travers le monde.

Omniprésent, l’Occident est enfin l’acteur occulte de ce dynamisme. Depuis l’expédition de Napoléon en Egypte en 1798, cet Autre n’a eu de cesse de noyer les Arabes dans les interminables produits, matériels et idéels, pour lesquels ils devaient forger des noms.

Les procédés de ce dynamisme sont multiples et incoordonnées. Tous les instruments linguistiques ont été expérimentés : dérivation, traduction, paraphrase, adjectivation, métaphorisation, néologisme, translittération phonétique qui, à l’instar de tant d’autres principes, concourent à pallier les vertigineux déficits lexicaux. Des significations désuètes ont été exhumées, d’autres, en voie de disparition, préservées et des néologismes créés : le tout avec une persévérance sans faille !

Néanmoins, nous nous interrogeons sur le degré de fréquence de ces centaines de termes, notamment compte tenu du regain trompeur des dialectes. Pour autant, nul ne niera que ces termes fournissent aujourd’hui la grille sémantique par laquelle les Arabes découpent le monde et s’expriment sur les thèmes de la vie quotidienne. Tandis qu’ils sont confrontés aux moments les plus noirs de leur histoire contemporaine (guerres, révolutions, affrontements), face aux nouvelles structures productives ou, seuls dans les cercles privés, ce sont souvent des termes littéraux que les Arabes emploient spontanément.

Nous avons composé cet ouvrage dans le seul but de comprendre l’aventure d’une langue qui affronte le monde avec ses ressources lexicales, ses références métonymiques et ses constructions syntaxiques. Nous pensons qu’elle a très bien su s’adapter. Si les lecteurs pouvaient en tirer un quelconque profit pédagogique ou culturel, ce serait pour nous une justification de l’entreprise qui a été la nôtre. Des siècles durant, elle était, et est encore, une langue d’adab qui nourrit les esprits et reconstruit le monde grâce à son adaptabilité étonnante.

KHALFALLAH Nejmeddine

Paris, 28 février 2012.

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